ROGER LELOUP Suite de la page 8 Planche 4.
C'était un temps de Grande Folie.
Le monde était livré aux vautours de la mort, ceux qui marchent au pas et
portent les armes, et ceux qui se cachent derrière, sans arme, amoureux
seulement d'eux-mêmes, loin du fracas des batailles et se repaissant de la
mort des autres. C'était un temps déraisonnable. Une nuit terrible
semblait envelopper le monde ; les passions se déchaînaient au prix de la
vie. Personne n'y échappait. Pas même les enfants. Vers la fin, alors que les rescapés se prenaient à
espérer, alors qu'on entrevoyait le retour des justes au-delà du
feu et de l'acier, vers la fin donc, les enfants se remirent à jouer dans
les rues. Rothenburg avait su se faire oublier et les enfants jouaient
dans les rues. Il a suffi d'un passage d'oiseaux sombres pour semer la désespérance. Une enfant mourut —
parmi tant d'autres. Et celle-là s'appelait Annemarie.
R.L. : « J'ai découvert Rothenburg
au moment où j'écrivais " L'Orgue du Diable ". J'avais réuni une
documentation, et cette ville m'a tout de suite plu. Puis j'ai décidé d'y
aller. A tout prix. Une révélation : encore plus beau que je ne le
croyais. La ville où je voudrais finir mes jours. J'avais un projet de
scénario, que je comptais placer à Rothenburg.
» Le dernier jour, je suis entré
dans une librairie et j'y ai trouvé un vieux livre imprimé et rédigé en
1949 par un ancien bourgmes-tre, racontant l'histoire de Rothenburg dans
la tempête de la guerre. Le 31 mars 1944, la veille de Pâques, sont venus
dix-sept avions alliés. Ils ont cerclé au-dessus de la ville et
ils
|
ont fait un carton. Le tiers de la
ville a flambé sous l'effet des bombes
au phosphore. C'était ce qu'on appelle une action de guerre
psychologique.
» Dans la liste des victimes,
reprise dans le livre, il y avait le nom d'une petite fille de cinq ans et
demi ; Annemarie. Cela m'a fait mal. J'avais ma petite fille à côté de moi
(5!. Et je me suis demandé ; " Pourquoi fallait-il que je trouve le nom
d'une petite fille, brûlée, tuée. Cette malheureuse affaire m'a fait
réfléchir. »
- Et Annemarie est devenue
Magda ?
R.L. : « J'avais dans mes
cartons l'histoire d'un petit Esquimau, conservé en hibernation dans
les glaces. Cette histoire ne me plaisait guère, parce qu'elle contenait
des invraisemblances. Peu de temps après, les deux idées se sont mêlées et
j'ai voulu faire revivre la
petite fille de Rothenburg. »
- Ce qui ne vous a pas
empêché de démarrer l'aventure sur une histoire de vampires ?
R.L. : « C'était un défi :
partir du fantas-tique pour arriver au plausible. »
- La « conservation
» de Magda est donc plausible ?
R.L. : « Oui. Parallèlement
à l'élaboration du scénario, les journaux regorgeaient d'in-formations sur
une jeune fille américaine, gardée en vie artificiellement, bien qu'elle
vécût dans le coma depuis de nombreux mois. Intérieurement, j'avais pris
position. Car je suis pour la machine ; celle qui garde la vie. Même s'il
ne subsiste qu'un faible espoir. Il faut bien dire que la frontière de la
vie, on la recule chaque jour. Bien sûr, on n'a pas le droit de laisser
souffrir les gens. On n'a pas le droit de disposer de la vie, même de son
propre enfant. C'est un sujet extrê-mement délicat. Mon raisonnement est
le suivant : nous sommes contre les machines. Jusqu'au jour où c'est notre
propre enfant
|
![]() Le nouvel album « La Frontière de la Vie » et la planche 1 en format
original...
qui a
besoin d'une machine. Et à ce moment-là, nous reprochons au médecin de ne
pas l'avoir inventée.
» Ce que j'ai voulu dire dans " La
Frontière de la Vie ", c'est que nous courons après des chimères. Et le
plus important, nous l'avons en nous : la vie,
» Pour répondre plus précisément à
votre question : oui, c'est plausible. Je me suis documenté et j'ai
découvert le domaine fascinant de
l'électronique médicale. Je crois qu'on ne subventionnera jamais
assez la recherche médicale. Pour autant qu'elle ne se dirige pas contre le bonheur de
l'homme. »
- Lors de la
parution de l'histoire dans « Spirou », avez-vous eu des réac-tions ?
R.L. : « Oui, j'ai reçu des
lettres. Je prenais position sur le
plan moral. Dans " La Frontière
de la Vie ", il est question de l'emploi du sang artificiel. Des
petits leucé-miques m'ont écrit. Pour eux, l'emploi du sang artificiel est
le salut. Or on a constaté que les rats peuvent vivre avec du sang
artificiel, à raison de 60% de leur capacité. Il reste à espérer
que les techniques vont évoluer et que les hommes pourront bientôt
profiter de ces découvertes. »
- Vous cerclez la
réalité de très près, dans cet album ?
R.L. : « Je crois pouvoir
dire que le souci du détail a été poussé jusqu'au moindre bouton de
sonnette ! Un Canadien est venu passer ses vacances à Rothenburg,
unique-ment après la lecture de cette aventure de Yoko. »
- Finalement, Yoko
existe-t-elle ? R.L. : « Elle vit ! Si je n'y croyais pas, je
ne
raconterais pas ses aventures. Un
jour, je l'ai vue : à Grindenwald, en Suisse. Il y avait une jeune
Japonaise, qui ressemblait à Yoko de façon frappante.
» D'autre
part, c'est un peu ma fille spirituelle. C'est aussi l'amie que j'aurais
voulu rencontrer, la grande
sœur que je n'ai jamais eue.
Dans ma famille, c'est un personnage de plus. Il faut bien l'avouer :
c'est elle qui me fait vivre.
Yoko me prête vie, et moi, je prête vie à Yoko. C'est merveilleux, non ?»
o
(5) Roger Leloup est marié et père de trois
enfants.
Découpage et dialogues :
A. DE KUYSSCHE. photos : P. Coerten.
|
||
![]() ![]() Le décor naturel de
Rothenburg est reproduit jusque dans les moindres
détails.
|