Le studio Disney après 1966
Ceci fait suite aux commentaires postés dans le sujet Miyazaki, je vais tenter une introduction aux questions posées par l'activité du studio Disney après la mort de son fondateur.
Globalement, la situation est toujours paradoxale: le nom de Disney reste synonyme de cinéma d'animation pour une grande partie du public, mais ce réflexe s'appuie toujours largement sur un capital de sympathie amassé avec des films désormais anciens. Dans le même temps, ce "label" se déforme et produit sa propre déchéance: en effet, actuellement, le nom de Disney est irrémédiablement associé à un cinéma clairement formaté pour un public enfantin, à des parcs d'attractions et autres produits dérivés symbolisant la perversion de la sphère artistique par l'univers de la consommation de masse; et simultanément, le public cinéphile, mais aussi parfois le public le plus large, sont en train de s'approprier de nouvelles références, qu'elles se nomment Miyazaki, Burton, Chomet, Ocelot, Lasseter, Takahata, et les studios Pixar, Ghibli, Aardman, Dreamworks...
Il n'est jamais inutile de rappeler que Walter Elias Disney ne fut pratiquement jamais réalisateur de ses films, à l'exception d'une partie des courts-métrages (période Laugh-O-Grams, Alice et Oswald). Lui-même est à considérer comme un dessinateur et un animateur sans grand talent. En revanche, il fut probablement l'un des directeurs artistiques les plus talentueux de son temps, doté d'une capacité inimaginable à fédérer des artistes autour de ses projets, d'une ambition artistique d'une incroyable richesse. Sans qu'il en soit l'unique auteur ni même le principal artisan, tous les films réalisés sous sa direction portent sa vision de démiurge et de meneur d'hommes. Dans le cinéma d'animation qui est clairement un travail d'équipe, de tels personnages sont indispensables, et il n'est donc pas injuste ni péremptoire, à mon sens, de parler de génie.
Il reste aussi à préciser que l'homme avait peut-être des défauts peu flatteurs (maccartyste, volontiers délateur de ses propres collaborateurs...) et qu'il fut pris en fin de carrière d'une sorte de folie constructrice réalisant en fait des frustrations d'enfant - ses parcs d'attractions étaient en grande partie une excuse pour réaliser en grand ses rêves de trains miniatures... Néanmoins, chez lui et de l'avis de la plupart de ses biographes, l'idée de créer un empire financier et industriel doit être réellement considérée comme parfaitement secondaire par rapport aux aspirations artistiques. Sur le plan artistique, Disney était un homme de risque et d'audace dont les projets les plus personnels furent souvent ceux qui ne marchaient pas commercialement (Fantasia, La Belle au bois dormant...).
Après la mort de Disney, que se passe-t-il? Le studio continue de fonctionner sur le capital humain des "anciens", qui réalisent encore probablement pendant quelques années des projets esquissés par le maître. La formation des nouveaux arrivants se fait dans l'esprit d'une transmission d'un style religieusement conservé. Il en résulte l'élaboration de films d'une qualité formelle qui réussit à se maintenir pendant une dizaine d'années (Bernard et Bianca, 1977); mais simultanément, aucune évolution majeure ne se fait jour et le style Disney se fossilise. À la fin des années 70, Disney symbolise clairement un style conventionnel et nostalgique pour beaucoup - d'autant plus que s'est opéré, depuis les années 1950-60, une mutation importante: en partie à cause de son usage à la télévision, le cinéma d'animation est en train de devenir synonyme de cinéma principalement pour enfants. Cette mutation est totalement achevée dans les années 70 et 80 (c'est l'époque où les européens font si souvent l'erreur d'importer des dessins animés étrangers pour adultes... dans les émissions de jeunesse, quitte à les censurer!). Le studio Disney est prisonnier de son style et de son immobilisme, certes; mais il n'est pas le seul responsable, car c'est aussi, et peut-être surtout, désormais, le public qui n'admet plus son style classique et naïf que comme divertissement pour la jeunesse.
Roy Disney, le frère toujours assez pragmatique de Walt, a clairement des orientations plus mercantiles et, au fond, la mort de Walt constitue une libération. Mais ce sont les années 1980 qui annoncent la nouvelle idéologie de la maison: désormais, il s'agit de devenir un empire du divertissement. Si nous en restons au domaine de l'animation, c'est pour beaucoup d'amateurs du genre le second "début de la fin" après la mort de Disney. Paradoxalement, les nouvelles directions jouent beaucoup sur l'image "traditionnelle" du studio: la valeur Disney est efficace pour vendre des films familiaux pour les fêtes de fin d'année et une image mièvre et sucrée: on va donc en jouer à plein régime quitte à enfoncer les clichés d'une façon énorme. Lors de leurs reprises en salle ou en vidéo, on insiste pour créer artificiellement une continuité entre la période Disney et la période post-Disney au point que le grand public finit par oublier presque totalement que la période actuelle n'est qu'une pseudo continuation, et en réalité l'exploitation par un studio totalement renouvellé d'un nom et d'une image de marque.
Or simultanément, la production de longs métrages sort de sa léthargie avec l’ambition d’une sortie par an, rythme énorme en animation. C’est le moment d’une des plus grandes fumisteries, à mon sens, du cinéma actuel (mais non la seule, qu’on se rassure): la réalisation technique, mais aussi le travail de scénario et de mise en scène, sont accélérées par le moyen de la facilité au pire sens du terme: une informatisation en dépit du sens artistique est pratiquée, mais les défauts techniques et les contraintes en seront présentées au public comme de soi-disant partis pris graphiques (voir les fameux “doigts carrés” de certains films); les autres critères sont alignés sur des études de marché, les scénarios et l’ensemble du propos artistique sont de plus en plus calqués sur “ce qui est censé marcher”. Tandis qu’il se gausse de rénovation, de modernité, le studio s’enfonce dans les pires travers du cinéma de supermarché, qui culmine actuellement dans les “suites” multiples destinées au marché de la vidéo. `
Le miracle veut que surnagent ponctuellement quelques films sympathiques (Le roi lion, d’après Tezuka qui lui même revendiquait son héritage disneyen, belle façon de boucler la boucle) voire audacieux (Mulan, belle mise en scène et plastiquement soigné).
Décadence... Il y a encore quelques mois, l’avant-garde du dessin animé, les gens qui croyaient à cet art universel et le faisaient avancer toujours plus loin sur les chemins de l’imagination et de la création, ceux qui perpétuaient l’esprit d’un Walter Elias Disney (celui de Blanche-Neige, celui des Silly-Symphonies, celui de Fantasia), se trouvaient partout dans le monde sauf chez Disney, où un Burton se sentit jadis étouffé artistiquement. Ils sont ailleurs. Dans un univers du court métrage redevenu foisonnant et imaginatif artistiquement, mais à la diffusion confidentielle (il en restera ainsi tant qu’on ne réïntroduira pas massivement des courts en première partie de séance); mais l’imagination est aussi au pouvoir chez les géants de l’animation concurrents de Disney, notamment dans le désormais inévitable trio de tête représenté par Pixar, Ghibli et Aardman dont sortent régulièrement des films qui sont notre patrimoine de demain.
Décadence, ou renaissance? L’entreprise Disney contrôle (économiquement) les studios Ghibli et Pixar, et par le jeu des alliances nouvelles, c’est un immense cinéaste, Lasseter, qui se retrouve à la direction artistique du nouvel ensemble. Est-il permis d’espérer?
Sujet écrit par Hallberg le mercredi 21 février 2007 à 19:32